Les Alcméonides et le mythe des Maudits

 

Nombreux sont dans la mythologie grecque les êtres maudits des dieux, condamnées pour avoir offensé les divinités ou outrepassé leurs droits de simples mortels : meurtres, sacrilèges, impiété sont les principaux mobiles du courroux des habitants de l'Olympe. Souvenons-nous des épreuves subies par les Atrides, de Tantale à Oreste.

Les Alcméonides, dont on a vu que les origines se perdaient dans la légende, sont constamment associés dans la littérature antique à une malédiction aussi lourde que celles qui pouvaient peser sur les héros des temps reculés. Le qualificatif de Maudit ( enageis) leur est très souvent associé (Hdt V 71 par exemple), et jusqu'au début de la guerre du Péloponnèse cette malédiction divine servit les intérêts de leurs opposants aussi bien que ceux des ennemis d'Athènes qui voyaient en cela la responsabilité de toute la cité qui osait héberger des êtres impies et sacrilèges. Ainsi en 510, Isagoras rappelle le statut de " sacrilège " des Alcméonides pour chasser d'Athènes son rival Clisthène (Hdt, V 70 ; Art, XX, 2). Ainsi en 431, lorsque des ambassadeurs de Lacédémone sont envoyés à Athènes à la veille de la guerre, ceux-ci n'hésitent pas à évoquer le passé trouble des ancêtres de Périclès pour briser sa renommée et son influence politique (Thu, I 126). Et même l'auteur comique Aristophane s'empare de cette histoire dans Les cavaliers, lorsque le personnage du Paphlagonien insulte le Charcutier (athénien !) en lui disant " je prétends que tu es issu des criminels qui offensèrent la déesse " (Aristophane, Les Cavaliers, vers 445 ).

Quelle fut donc cette mystérieuse malédiction qui deux siècles plus tard servait les opposants aux Alcméonides ? S'agissait-il d'une malédiction religieuse, comme on veut nous le faire croire ou d'une malédiction politique ?

Le Crime

Cette histoire de malédiction est liée au premier événement que l'on peut qualifier d'historique en ce qui concerne Athènes. Et étrangement les Alcméonides sont indissociables de ces faits. Cet événement fut ce que l'on a appelé l'affaire de Cylon. Cette sombre histoire de coup d'Etat manqué et de vengeance nous est rapportée par plusieurs auteurs (Hdt V, 71 ; Thu, I, 126 ; Plq, Solon, 12), avec cependant des différences d'interprétation significatives. Thucydide et Plutarque sont les plus éloquents sur ce sujet. Rappelons les faits tels que les trois historiens nous les relatent.

Il y avait à Athènes, bien avant l'époque de Pisistrate selon Hérodote, un jeune aristocrate du nom de Cylon (Kulôn) ; celui-ci était rempli d'orgueil, pour les deux raisons suivantes : d'une part il avait remporté une victoire aux Jeux Olympiques, d'autre part il avait épousé la fille du tyran Théagène de Mégare. Fort de ces deux qualités, il se crut aimé des Dieux et promis à un glorieux avenir dans la cité. Alors qu'il consultait l'oracle de Delphes, on lui fit la promesse qu'il devait, pour installer sa propre autorité, occuper l'acropole d'Athènes le jour de la plus grande fête de Zeus. Pour notre champion, cela ne pouvait signifier que la période des Jeux d'Olympie, étant lui-même un champion. Dès lors il convainquit quelques amis de se joindre à lui, reçut selon Thucydide des renforts de son beau-père de Mégare et s'installa sur la place forte athénienne. Mais l'oracle, comme à son habitude, avait un double sens : la grande fête de Zeus mentionnée n'était pas le concours panhellénique d'Olympie, mais une célébration propre à l'Attique, les Diasia ou encore fête de Zeus Meilichios (le Gracieux). Cette erreur devait s'avérer lourde de conséquence pour l'histoire d'Athènes, de Cylon et des Alcméonides.

Toujours selon Thucydide, des habitants de l'Attique - des paysans - se massèrent au pied de l'Acropole et en commencèrent le siège afin de faire échouer le projet du jeune homme. Puis, lassée, la foule rendit les pleins pouvoirs aux neufs archontes pour résoudre la crise. Or, à la tête de cette délégation de magistrats se trouvait Mégaclès, de la famille des Alcméonides. Cylon et ses partisans, à cours de vivres, assiégés (nous ne savons combien de temps cela dura : faut-il évaluer la période en jours, en semaines ?), furent sommés de se rendre. Ils acceptèrent en se faisant promettre par les archontes une immunité pour garantir leurs droits. Mais - et là les auteurs s'accordent tous - une fois la reddition acceptée, les archontes - sous la direction de Mégaclès, et sans doute à l'aide de complices - les massacrèrent, malgré d'une part la promesse de non-représailles et d'autre part le caractère sacré du lieu (l'Acropole, sanctuaire d'Athéna et de Posseïdon). Thucydide et Plutarque mentionnent même le fait que certains conjurés se réfugièrent en suppliant près de l'autel des Déesses Vénérables - les Semnai ou Euménides - mais ne purent échapper à l'exécution...

La suite des événements et assez différente selon les auteurs. Toutefois on peut affirmer quelques faits : la tragédie du massacre des partisans de Cylon fuit suivie par une période de peste, de guerre, de "craintes superstitieuses" selon Plutarque. Les Alcméonides furent accusés et rendus responsables de tout cela : le serment d'immunité non respecté, les meurtres et le mépris des terres sacrées étant considérés comme la cause des malheurs d'Athènes. Ils furent dès lors considérés comme maudits et coupables envers la Déesse (enageis kai alithèrioi thès theou) et condamnés à l'exil. Les circonstances de ce bannissement des sacrilèges sont par ailleurs assez obscures, nous les détaillerons plus loin.

Cette douloureuse histoire recèle en fait de nombreuses zones d'ombre et quelques contradictions. Les auteurs antiques n'auraient-ils pas enjolivé les faits historiques ? Car on ne pourrait considérer l'affaire de Cylon que comme l'un des innombrables conflits pour le pouvoir au sein de l'aristocratie athénienne ; mais ce serait faire fi du caractère exceptionnel de la tentative de l'olympionique. En effet, à la lecture des récits, il nous apparaît que la tyrannie voulue par Cylon diffère grandement des autres régimes de ce type que nous connaissons dans la Grèce ancienne.

Hérodote et Thucydide s'accordent sur le principe que Cylon était un aristocrate, position renforcée par son mariage avec la fille du tyran de Mégare. Il était riche, jeune, aimé de Zeus qui le favorisa lors des Jeux. Il semble avoir tout eu pour réussir. Mais, lorsqu'on l'étudie plus soigneusement, son échec semble avoir été inévitable. En effet les tyrans que nous connaissons - Clisthène de Syciône, Pisistrate - semblent s'être appuyés sur le support du peuple pour arriver au pouvoir. Non pas qu'ils aient tous été particulièrement favorables au dèmos, mais ils avaient tous choisis de se couper d'une aristocratie trop puissante et donc gênante. Or, dans le récit de Thucydide, c'est la foule des paysans qui réagit en premier lieu à la tentative de Cylon et qui vient l'assiéger. Le jeune homme ne tenta pas de se concilier cette force populaire, il resta fidèle à son statut d'aristocrate eupatride. On a parfois voulu voir dans cet acte le désir de défendre les intérêts d'une noblesse menacée par une possible législation écrite, qui aurait diminué ses pouvoir en supprimant l'arbitraire juridique détenu par une élite. D'autres ont considéré cette affaire comme une illustration de la lutte entre les différentes factions de l'aristocratie. Ces deux hypothèses sont probablement en partie erronées.

En effet, si Cylon avait défendu la Noblesse, on comprend mal pourquoi les archontes, Mégaclès en tête, auraient massacré celui qui défendait leur avenir. D'autre part, en cas de lutte entre factions rivales, on voit mal pourquoi le peuple a choisi le parti de Mégaclès plutôt que celui du tyran. La tradition transmise par Hérodote et Thucydide a fait des Alcméonides des partisans attachés à la défense du dèmos, mais cela est-il valable à cette époque reculée ? Mieux vaut considérer la tentative du jeune aristocrate comme un désir d'instaurer une monarchie nouvelle qui aurait soumis à la fois la masse paysanne et les grandes familles.

La réaction de la population d'une part, le massacre perpétré d'autre part peuvent soutenir cette théorie : tous se liguent contre un système qui pouvait menacer toutes les classes sociales. Mégaclès n'aurait été, dans ce cas, que l'exécutant d'une volonté commune à la majorité des Athéniens. Difficile de distinguer la vérité des motifs du massacre... On retiendra de préférence l'idée d'une rivalité entres factions aristocratiques pour le pouvoir dans la cité, rivalités oubliées lorsqu'un élément extérieur - Cylon et avec lui la cité ennemie de Mégare - tente de changer le visage politique d'Athènes. Après l'affaire, l'aristocratie peut reprendre ses activités et l'on pourrait penser que Cylon disparu ( il serait parvenu à s'échapper avec son frère - Thu , I , 126) tout allait être oublié.

Mais voilà que les Alcméonides sont soudain accusés d'être maudits et coupables envers la déesse. Et les raisons de ces accusations varient selon les auteurs. Hérodote nous dit que le massacre fut à l'origine du nom de Maudits ; pour Thucydide, il semble que se soit surtout à cause de la rupture de serment et des meurtres accomplis dans des sanctuaires ; Plutarque enfin écrit que "la dissension était à son comble et déchirait le peuple". Mais tous s'accordent sur le fait que les Alcméonides furent jugés par un tribunal extraordinaire, sous la présidence de Myron selon Aristote (Art, I ; Plq 12, 4), et condamnés à l'exil. Outre les divergences des historiens sur la nature du crime, un problème de chronologie se pose. Hérodote, Thucydide et Aristote semblent s'accorder sur le fait que le jugement et l'exil eurent lieu avant Solon, ce que conteste Plutarque. Nous verrons plus loin comment résoudre ce problème de datation des événements, et quel auteur s'approche le plus de la probable réalité des événements.

Le jugement

Le procès eut donc lieu, le jugement fut rendu par "trois cents juges issus des familles nobles" nous dit Aristote. Cette aristocratie exerçant le pouvoir judiciaire n'est pas un fait exceptionnel, bien au contraire : l'archonte Mégaclès, considéré comme responsable, ne pouvait se juger lui-même. En revanche, le nombre de trois cents juge semble exagéré pour une cité comme Athènes à cette époque. Deux hypothèses sont proposées : soit le chiffre est un signifiant, un symbole pour évoquer la grande quantité de détracteurs de Mégaclès ; les exagérations numériques sont courantes chez les historiens antiques, nous pouvons alors garder à l'idée que de nombreux nobles condamnèrent les Alcméonides. Une autre théorie est que ce nombre correspond à tous les nobles de l'Attique (auquel cas ils n'auraient pas été choisis parmi les grandes familles, mais désignés d'office) qui auraient condamné Mégaclès et ses proches à l'exil. Dans les deux cas, on retiendra que les Alcméonides durent se plier à la volonté de leurs pairs et quitter Athènes. Mais l'argument de sacrilège religieux permet-il de justifier cette sentence ? Certes Mégaclès n'est pas le premier homme à payer un crime de sang par l'exil, mais pourquoi une telle coalition de la noblesse, pourtant habituée à s'entre-déchirer ? Si l'on considère les circonstances dans lesquelles le crime est évoqué plus tard dans l'histoire d'Athènes, on se rend compte qu'il s'agit toujours d'une tentative d'éviction d'un adversaire politique, qu'il s'agisse de Clisthène ou de Périclès.

En fait l'aspect religieux n'est certainement pas négligeable. Plutarque nous dit qu'après le crime - et le départ en exil des Alcméonides - la ville fut "frappée de craintes superstitieuses et des apparitions se produisirent" ; la peste ravagea l'Attique, et Mégare remporta quelques succès dans sa guerre contre Athènes. Tout ces maux prirent fin lorsque le crétois Epiménide purifia la ville de sa souillure (Aristote et Plutarque). Evoquons rapidement ce personnage énigmatique, nous n'en savons que peu de choses : grand sage, aimé des dieux, il aurait selon Diogène Laerce (Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, I) purifié la ville soit en faisant immoler des brebis aux endroits des meurtres, soit en pratiquant un double sacrifice humain (épisode pour le moins douteux lorsqu'on considère qu'il s'agissait de racheter un crime de sang). Mais toute la noblesse aurait-elle été convoquée pour un 'simple' sacrilège ? Rien n'est moins sûr. Mégaclès, archonte pour les uns, prytane des Naucrares selon Hérodote, était issu d'une grande famille puissante et influente. A la tête de ses partisans il a éliminé ceux qui menaçaient la cité. Cela n'en fait-il pas un héros ? Justement, si l'on se replace dans la perspective des luttes entre factions aristocratiques, on peut penser que Mégaclès réussit là où Cylon échoua : il se concilia la population par son acte. Or, l'aristocratie ne voulait certainement pas d'un chef du dèmos charismatique et puissant qui aurait mis en danger ses biens et ses prérogatives. Il est donc raisonnable de penser que le crime de Mégaclès (et des siens) fut autant religieux que politique. L'exil auquel il fut condamné devait ôter aux Alcméonides toute envie de revenir sur la scène politique de la cité. Ultime détail du reniement de la noblesse pour cette famille : les cadavres des anciens membres de la famille furent déterrés et jetés hors de la cité. Ce geste, extrêmement cruel dans la pensée grecque (Antigone de Sophocle illustre parfaitement cette idée), peut évoquer le désir profond de gommer tout lien entre les Alcméonides et Athènes. En se débarrassant des vivants et des morts, les nobles pratiquent une élimination en douceur de rivaux dangereux comme Cylon pouvait l'avoir été. La purification de la ville acheva de les rassurer, et la vie politique de la cité pouvait enfin reprendre comme auparavant, avec toutefois un adversaire de poids écarté de la lutte pour le contrôle politique de l'Attique. Mais nous allons voir que cet exil perpétuel auquel fut condamné le génos ne dura pas si longtemps...

 

Alcméon

On aurait pu imaginer les Alcméonides écartés définitivement après cette triste affaire de Cylon : bannis d'Athènes, réfugiés on ne sait où, ayant probablement perdu toutes leurs richesses... Rien ne semble avoir favorisé le retour de la famille de Mégaclès dans la vie de la cité . Et pourtant leur avenir se présenta sous de meilleures auspices, en la personne d'Alcméon, le fils de Mégaclès. Nous en savons plus sur lui que sur son père, et riches sont les enseignements que l'on peut tirer des informations des auteurs anciens. Nous laisserons de côté la période durant laquelle les Alcméonides étaient bannis, nous y reviendrons plus tard : en effet, les renseignements disponibles concernant Alcméon nous permettent d'ébaucher une meilleure chronologie concernant le groupe.

Alcméon était donc le fils de l'archonte Mégaclès, responsable désigné du massacre des cyloniens. Cela est dit par Hérodote (VI , 125) qui semble éprouver une profonde sympathie à l'égard du personnage : n'affirme-t-il pas que les Alcméonides "...furent plus illustres encore à partir d'Alcméon " ? Notons ici une contradiction intéressante : pour l'auteur de l'Enquête, les Alcméonides semblent avoir été illustre auparavant. Cela est-il compatible avec l'idée des Maudits rejetés par tous ? Hérodote fait mine d'oublier les actes peu glorieux de la famille, ce qui se reproduira plusieurs fois dans ses écrits. Mais faisons preuve de patience à son égard, et poursuivons.

Nous ne connaissons bien sûr pas les dates de naissance et de mort (voir la partie Problèmes de chronologie plus bas) d'Alcméon fils de Mégaclès, mais il est possible qu'il fut déjà né lors de l'affaire de Cylon. Son nom est mentionné pour la première fois comme général à la tête du détachement athénien à Delphes lors de la Première Guerre Sacrée entre 595 et 592 (Plq , II , 2). Rappelons brièvement les faits : au tout début du sixième siècle, la cité de Kirrha, établie au sud de Delphes, tenta de prendre le contrôle du sanctuaire. Une coalition tripartite se forma alors pour la défense du site dédié à Apollon : Sicyône, quelques cités de Thessalie et Athènes (lire " The First Sacred War ", G. Forrest, BCH 1956 , pp 33-52). La guerre se termina par la victoire des coalisés et la destruction de Kirrha. Nul doute qu'Alcméon fils de Mégaclès reçut les honneur à la suite de cette victoire. Ce qui nous permet de penser que la malédiction des Alcméonides était, sinon oubliée, du moins pardonnée : comment envisager que la charge si importante de stratège fut confiée à un individu douteux, impliqué par les règles de la descendance maudite dans l'affaire du crime contre Cylon ? Il ne fait guère de doute que le gènos détesté avait pu revenir à Athènes après son exil forcé. Et nous pouvons ici supposer où se déroula cet exil.... En effet quel meilleur endroit que Delphes pour laver la souillure ? Dans "Les Euménides", Oreste se rend au site sacré pour se faire purifier du meurtre d'Egisthe et de Clytemnestre. Eschyle se serait-il inspiré du destin des Alcméonides pour écrire sa pièce ? Nous ne pouvons bien évidemment l'affirmer, mais c'est là une théorie séduisante (exposée par J. Defradas dans Thèmes de la propagande delphique, Paris 1954). On peut tout à fait imaginer que les athéniens choisirent pour conduire leur détachement un homme ayant établi des liens privilégiés avec le sanctuaire d'Apollon ( le dieu purificateur). Le choix d'Alcméon comme stratège peut alors s'expliquer par sa connaissance de Delphes autant que par sa souillure désormais lavée.

La relation qui unit Alcméon à Delphes ne s'arrête pas là : Hérodote nous conte en effet le rôle que le fils de Mégaclès eut lors de la visite d'une délégation lydienne au sanctuaire (Hdt VI, 125). Il explique comment Alcméon guida les envoyés de Crésus, ce qui plut énormément au roi : celui-ci le reçut dans son palais de Sardes. Suit l'épisode étonnant et cocasse qui voit un Alcméon se faire offrir par le souverain tout l'or qu'il peut emporter ; il en remplit ses vêtements, ses bottes, sa bouche même et ressort du trésor royal "les joues gonflées à éclater et le corps déformé" ; cette vision plut tellement à Crésus qu'il fit don à l'Alcméonide de plus grandes richesses encore. Toujours selon Hérodote, il faut voir dans cet épisode les origines de la grande fortune la famille ; l'historien mentionne même que cette fortune permit à Alcméon d'élever des chevaux et de faire triompher son quadrige aux jeux olympiques.

Cette histoire des relations entre Crésus et Alcméon, pour amusante qu'elle soit, fut sans doute inventée ou du moins enjolivée... En effet il est admis que Crésus fut roi de Lydie à partir de 561. Or cela impliquerait que notre personnage soit déjà très âgé pour l'époque (plus de 60 ans, si l'on suppose qu'il était né lors de l'affaire de Cylon). En effet, on imagine difficilement que la charge de stratège ait été confiée à un tout jeune homme. Et les trois décennies qui séparent la première guerre sacrée et l'avènement de Crésus rendent quelque peu douteuse l'histoire de la rencontre de l'Alcméonide et du roi lydien. De plus, comment peut-on imaginer un individu noble tel que ce fils de grande famille athénienne se couvrir de ridicule devant le roi en faisant preuve d'une si grande avidité ? Certes il n'est pas impossible que le gènos ait établi des liens - amicaux et économiques - avec des puissances étrangères, mais certainement pas avec Crésus à cette époque. Plus sérieusement, ces anecdotes sur Alcméon mettent en lumière le rôle grandissant des Alcméonides à Delphes. En effet sa participation à la guerre sacrée et l'accueil des délégations étrangères nous présentent Alcméon comme un personnage dont le destin est lié au sanctuaire d'Apollon. Nous pouvons dès lors imaginer que, à la suite de la condamnation qui frappa la famille, celle-ci quitta Athènes et se réfugia à Delphes, où elle put établir des relations économiques et politiques avec des étrangers voire des barbares. Mais pour connaître exactement leur rôle à Delphes, nous sommes contraints d'élaborer une chronologie des événements...

Problèmes de Chronologie

La datation des événements de l'époque archaïque pose un sérieux problème à l'historien moderne. Les auteurs anciens semblent ne pas s'être trop souciés de la chronologie exacte, préférant donner une époque plutôt qu'une date. Par exemple, Hérodote raconte que l'affaire de Cylon s'était passée "avant l'époque de Pisistrate" (V, 71). Cela n'est guère satisfaisant pour établir correctement l'enchaînement des faits. Les seuls documents qui puissent nous aider sont les listes d'archontes athénien, qui peuvent permettre des approximations raisonnables ("Athenian archons.... ", J. Cadoux , JHS LXVIII , 6 , pp. 70-123). De plus il faut bien comprendre que souvent la date d'un fait historique dépend de la date d'un autre, antérieur ou postérieur : des choix arbitraires doivent êtres fait pour privilégier un moment plutôt qu'un autre. Nous allons cependant tenter d'établir une chronologie ayant trait aux Alcméonides pour la fin du VIIème siècle.

Nous retiendrons tout d'abord quelques dates que nous considérerons comme plausibles , voire certaines. Il s'agit :

- de la législation de Dracon sur les meurtres, en -621;

- de la Première Guerre Sacrée, entre -595 et -592;

- de l'archontat de Solon en -594/593.

Ces dates sont généralement admises pour ces événements, c'est pourquoi nous les utiliserons pour cette étude.

Premier problème : quand eut lieu le massacre des cyloniens perpétré par Mégaclès ?

Selon Plutarque, Solon persuada les criminels de se livrer à la justice. Or peut-on imaginer qu'au même moment Alcméon, le fils de l'archonte coupable, soit à la tête du contingent athénien à Delphes ? L'affaire de Cylon a certainement eu lieu bien avant, pour que la condamnation à l'exil perpétuel soit oubliée (ou annulée) et le crime pardonné. Si l'on se fie aux travaux de Louis Moulinier ("La nature et la date du crime des Alcméonides" , R.E.A. t. XLVIII , n° 3-4 ,194), le crime pourrait avoir eu lieu en -636 ou -632, l'écart s'expliquant par le fait qu'il s'agissait d'une année olympique (la tentative de Cylon ayant eu lieu pendant les jeux, Thu I, 126). Et tout peut alors s'expliquer : supposons en effet que Mégaclès ait été archonte en -632. Le procès condamna sa famille à l'exil, perpétuel selon Aristote. Mais la présence d'Alcméon dans la vie d'Athènes en -595 prouve que le génos participa à la vie de la cité avant l'archontat de Solon. Nous savons que la législation de Dracon portait essentiellement sur les meurtres (Art , VII et Démosthène, "Contre Aristocratès", 22). Nous savons également que les Alcméonides furent jugés par un tribunal composé de membres de la noblesse. De là, il est facile d'imaginer l'histoire suivante : suite au meurtre des partisans de Cylon, la famille des Alcméonides est rejetée par la noblesse athénienne ; la cité est victime des vendettas entre factions rivales de la noblesse, qui veulent venger les crimes commis durant l'affaire. Ces guerres privées poussent le groupe de Mégaclès à quitter Athènes pour échapper à la vindicte des nobles et à se réfugier ailleurs ( Delphes ? ). Cette version s'accorde avec l'idée que les Alcméonides furent condamnés par la noblesse, simplement la cause de l'exil serait plutôt une tentative d'échapper aux vengeances qu'une condamnation en bonne et due forme. Cet exil prit fin lorsque Dracon établit sa législation : les meurtres cessèrent, le génos put regagner Athènes après dix années.

Notons que cet enchaînement sous-entend que le crime des Alcméonides fut plus politique que religieux, et que la condamnation visait plus à écarter un groupe politique puissant et menaçant qu'un génos maudit et coupable envers la déesse... Il est difficile de trancher, d'autant que le politique et le religieux étaient très liés ; toute crise était vécue "sur un plan religieux et moral, comme une mise en question de tout système de valeurs, une atteinte à l'ordre même du monde, un état de faute et de souillure" (J.P. Vernant , Les origines de la pensée grecque, P.U.F 1964 p.66 , cité par C. Mossé dans La Grèce archaïque d'Homère à Eschyle, Point-seuil 1984 p.115). On peu dès lors imaginer que le crime de Mégaclès fut d'abord lavé de son aspect religieux par le séjour à Delphes, puis de son aspect politique par les lois de Dracon qui permirent un retour à Athènes dans une certaine sécurité.

Un dernier point avant de s'attaquer à l'établissement d'une chronologie : l'âge des protagonistes. Il ne peut s'agir bien sur que de pures supputations puisqu'aucun auteur ne mentionne les dates de naissance ou de mort de Mégaclès ou d'Alcméon (ni d'autres personnages historiques). Toutefois nous pouvons raisonner à partir des informations disponibles. Considérons Mégaclès et sa charge d'archonte aux alentours de -636/630 ; une telle responsabilité ne devait certainement pas être confiée à un tout jeune homme, mais à un individu dans la force de l'âge et doté d'une expérience politique reconnue ; admettons qu'il ait eu quarante ans lors de l'affaire de Cylon, c'est une hypothèse raisonnable : cela place sa naissance aux alentours de -670. Quand à sa mort, impossible de déterminer si elle advint avant ou après le retour des Maudits à Athènes vers -621. Le même raisonnement est valable pour son fils Alcméon, on peut l'imaginer âgé de trente ou quarante ans lors de la Guerre Sacrée , fonction de stratège oblige. Sa naissance serait donc arrivée presque à l'époque du crime des Alcméonides, et ses plus jeunes années furent vécues à Delphes avec les siens. En revanche, né aux environs de -630, il n'a probablement pas pu guider la délégation venue de Sardes sous les ordres de Crésus après 561 : il n'aurait été pour l'époque qu'un vieillard de plus de 60 ans ; rejetons alors l'anecdote de Hérodote sur le trésor de Crésus, et sur la victoire du quadrige aux jeux olympiques. Qu'Alcméon ait été très lié à Delphes, c'est presque certain ( il y passa son enfance ) mais il était sans doute mort lors de l'avènement du roi de Lydie.

Essayons alors de dresser une chronologie des événements de cette période. Elle n'est donnée ici qu'à titre indicatif et ne saurait être considérée comme une référence absolue.

vers - 670 : naissance de Mégaclès du génos des Alcméonides.

- 632 tentative de prise de pouvoir par Cylon et ses comparses ; intervention de Mégaclès et crime perpétré par les Alcméonides.

-635/630 naissance d'Alcméon.

- 631 Athènes en difficulté contre Mégare ; guerre civile larvée dans la cité entre les factions aristocratiques ; les Alcméonides, unanimement rejetés et menacés par toute la noblesse athénienne, quittent la ville et se réfugient à Delphes pour expier leur crime.

entre -631 et -620 purification de la cité par Epiménide, pendant religieux à la législation de Dracon.

-621 législation de Dracon ; cessation des vendettas et retour à un climat de sécurité relative. Les Alcméonides peuvent rentrer à Athènes sans craindre de représailles après dix années d'exil.

vers -620 mort de Mégaclès.

-595 Alcméon est élu Stratège pour commander le détachement athénien à Delphes ; il est choisi en raison de son attachement au sanctuaire.

-594/593 archontat de Solon.

-590/570 ? les Alcméonides, Alcméon en tête, entretiennent des rapports privilégiés avec Delphes ; ils s'y enrichissent et retrouvent leur fortune d'avant leur exil.

Rappelons que cette chronologie n'est qu'une proposition et que rien ne la justifie ou ne la contredit absolument.

On a donc vu les débuts des Alcméonides dans l'histoire d'Athènes, des débuts sanglants et glorieux. Hérodote, Aristote et bien d'autres ont voulu voir dans la répression des partisans de Cylon une tendance pro-démos de la famille de Mégaclès. Mais pour cette époque reculée, l'idée de démocratie est à exclure. Si les Alcméonides furent considérés comme les protecteurs du démos par les auteurs anciens, il s'agit certainement d'une interprétation erronée. Car s'il est indiscutable que la famille se différencie des autres groupes de la noblesse, c'est certainement parceque à la suite du crime contre les cyloniens, l'aristocratie athénienne la mit à l'écart, et que les descendants de Mégaclès n'eurent d'autre recours que de se tourner vers le peuple pour maintenir sa puissance politique et économique. C'est du moins ce que semblent démontrer les événements du VIème siècle, marqués par l'opposition entre les Alcméonides d'une part et les partisans de la tyrannie ou d'un régime aristocratique d'autre part. Heureusement pour notre génos, les relations établies avec le sanctuaire d'Apollon à Delphes devaient se révéler d'un inestimable intérêt par la suite, dans leur course au pouvoir à Athènes.