Les origines des Alcméonides
Ce que nous appelons les " âges obscurs " par traduction d'une expression anglaise, illustre bien ce que nous savons du haut archaïsme grec, mais également ce qu'en connaissaient les auteurs de l'époque classique : une période sans traces écrites - ou si peu - et pour laquelle les légendes se mêlent à la réalité. A partir du huitième siècle les écrits d'Homère et d'Hésiode ont largement contribué à forger un passé aux cités naissantes : les mythes, avec leurs héros et leurs dieux, devinrent la seule histoire connue par une civilisation dont la tradition orale était le principal mode de transmission du savoir à travers le temps.
Cela peut expliquer que les grandes familles de l'aristocratie, maîtresse de la terre et du pouvoir politique, n'hésitaient pas à ajouter à leur arbre généalogique d'illustres ancêtres légendaires : ainsi les Penthilides de Lesbos auraient été les descendants lointains d'Oreste, alors que les rois de Sparte se réclamaient d'Héraklès. Ces origines glorieuses permettaient de justifier le pouvoir détenu par ces élites. Et les Alcméonides semblent bien avoir suivi cette tradition.
En fait, l'origine légendaire de ce génos ne nous est racontée que par un auteur très éloigné chronologiquement, c'est à dire Pausanias. Dans sa " Description de Corinthe " (livre II paragraphe 18 ) il nous livre une tradition quant à l'origine de quelques grandes familles de la Grèce : " [ Les Héraclides ] ... expulsèrent Tisamène de Lacédémone et d'Argos, ainsi que les descendants de Nestor hors de Messénie, ce furent Alcméon fils de Sillos fils de Thrasymèdes, Pisistrate fils de Pisistrate et les fils de Paeon fils d'Antilochos [...] Vers quel peuple Pisistrate se dirigea, je l'ignore, mais le reste des Néléïdes partit pour Athènes, et les genè des Paeonides et des Alcméonides furent nommés après eux . ". D'après cette légende, qui s'inspire du retour des Héraclides et de l'effondrement du monde mycénien, les Alcméonides athéniens auraient donc pour ancêtre le vieux Nestor de Pylos. Notons au passage qu'ils partagent cette particularité avec leurs ennemis de toujours, les Pisistratides. Notons également qu'Alcméon fils de Sillos ne semble pas être son homonyme légendaire dont les aventures rappellent celles d'Oreste (meurtrier de sa famille, lavé de sa souillure à Delphes). Donc , si l'on se réfère à Pausanias, les descendants de Thrasymèdes furent expulsés de leurs terres - auparavant confiées à Nestor- et ne purent trouver refuge qu'en Attique où ils s'installèrent définitivement.
Or la légende se mêle ici à ce que nous savons de la réalité car elle évoque la fin de la civilisation mycénienne et les invasions doriennes. En effet nous savons qu'au onzième siècle avant notre ère la brillante organisation palatiale disparut brusquement, sans explication sinon celle d'une brutale invasion de la part d'un peuple étranger (les Doriens dans la tradition ancienne, un peuple du Caucase pour les modernes - voir note1 en bas de page). Mycènes, Pylos et bien d'autres sites furent détruits ou évacués, mais quelques uns échappèrent à la destruction. Parmi les régions épargnées on trouve l'Attique, où l'archéologie à mis au jour des vestiges d'époque mycénienne. L'occupation y était alors faible, sans commune mesure avec les grands sites de la civilisation disparue, mais non négligeable. Dès lors l'anecdote de Pausanias prend quelque sens : les Néleïdes ( les mycéniens ) fuient les Héraclides ( les Doriens ou un autre envahisseur ) mais parviennent à survivre pour certains à Athènes (épargnée par les troubles ). L'analogie entre la légende et ce que nous savons de l'histoire de la Grèce est séduisante, mais elle n'est pas certaine ; trop de zones d'ombres subsistent encore dans nos connaissances et Pausanias est trop inspiré des traditions anciennes pour être considéré comme tout a fait sûr. D'autant qu'il fut le seul auteur antique à mentionner cette légende ayant trait aux origines du génos d'Alcméon. Pourquoi le grand voyageur, qui est un auteur tardif par rapport à Thucydide ou Aristote, fut-il le seul à faire allusion à cette histoire ? Une telle ascendance aurait pourtant certainement été signalée par des historiens plus proches chronologiquement des Alcméonides... Ces derniers n'auraient-ils pas eux-mêmes appuyé cette hypothèse d'un ancêtre illustre ? Rien ne le laisse penser chez les autres auteurs que nous connaissons. Car ni Hérodote, pourtant friand de ce genre de détail, ni les autres historiens antiques ne font allusion à cette légende.
L'auteur de l'Enquête présente une autre tradition : implicitement il nous dit que les Alcméonides sont autochtones, une particularité dont les Athéniens se sont toujours vantés. "Les Alcméonides étaient illustres dans Athènes depuis les origines" (VI, 125) : faut-il voir dans l'expression " depuis les origines" (ta anekathen) la volonté d'enraciner le génos dans ses terres , dans sa cité , d'en faire l'une des familles les plus méritantes car une des plus anciennes ? En effet on peut penser qu'Hérodote justifie le pouvoir et la puissance des Alcméonides non pas par un ancêtre illustre, mais par le lien qui les unit à la cité depuis sa fondation, depuis le début d'Athènes même. Cette idée, sans doute un peu excessive, est la seule retenue par Hérodote.
Il existe toutefois une troisième tradition ayant trait à l'origine des Alcméonides. Elle est rapportée par J.K. Davies (A.P.F. , n° 370) et que nous ne mentionnons surtout à titre de curiosité : cette tradition aurait été transmise par les lexicographes - il s'agit là d'une tradition tardive, datant des premiers siècles de notre ère - et ferait des Alcméonides des descendants de Thésée. Le fait d'une part qu'aucun auteur antérieur ne fait allusion à cette origine pourtant étonnante et d'autre part que Pausanias propose une autre généalogie mythique, laisse à penser que cette hypothèse est plutôt une invention tardive quelque peu fantaisiste; son origine se trouve sans doute dans les réformes politiques de Clisthène, considéré en ce sens comme le prolongateur de l'œuvre de Thésée pour l'organisation de l'Attique (voir plus loin pour l'oeuvre de Clisthène). Nous ne retiendrons pas cette tradition ici elle semble bien trop étrange pour être considérée comme sérieuse : si elle avait été véridique, les Alcméonides eux-mêmes ne s'en seraient-ils pas vantés au travers des récits anciens ?
Les légendes gardent leurs secrets, et sans doute ne saurons-nous jamais qui de Hérodote ou de Pausanias présente la tradition que le génos affectionnait le plus. Mais pour nous, il importe avant tout de savoir qui étaient les Alcméonides à la veille de la tragique affaire du crime de Cylon. Ecartons les mythes des origines, et privilégions le peu que nous savons de l'histoire d'Athènes avant 636 ; ainsi pourrons-nous mieux connaître et comprendre la famille de l'archonte Mégaclès, le premier Alcméonide qui quitta la légende pour entrer dans l'Histoire.
Athènes à l'époque qui nous intéresse ici - le milieu du septième siècle - est encore loin d'être la fabuleuse cité voulue par Périclès. Que savons-nous de son organisation politique et sociale à la veille de l'affaire de Cylon et de l'arrivée des Alcméonides au premier plan de la vie de la cité ?
Même si Athènes figure dans le " catalogue des vaisseaux " de l'Iliade avec 50 navires, sous le commandement de Ménestheus, il ne fait nul doute que la communauté est bien modeste en 640. Petite bourgade dont l'influence s'étend juste à la péninsule de l'Attique, et encore sans influence sur l'île de Salamine, elle n'a pas encore participé au vaste mouvement de colonisation. Certes le synoecisme attribué à Thésée (Plutarque, Thésée , XXIV , 1 et 3) a réuni les diverses petites principautés en une entité géographique et politique, mais il est certain que de nombreux particularismes locaux subsistent encore. La terre, seule source de richesse dans un monde où l'artisanat et le commerce sont quasiment inexistants, appartient à de grandes familles qui forment une aristocratie guerrière : seuls les plus aisés peuvent s'équiper en hoplite et ainsi pratiquer le combat. C'est justement cette aristocratie terrienne qui crée les particularismes régionaux au sein de l'Attique : les grandes familles de " kaloi kagathoi " (les Beaux et Bons, c'est-à-dire bien nés) imposent encore leurs principes dans les petites communautés. Nous connaissons tout cela principalement par ce qu'en dit Aristote dans sa "Constitution des Athéniens". Il nous explique que "toute la terre appartenait à quelques uns" (II-2) et que, de ce fait, les grands genè pouvaient parfois réduire les paysans pauvres à l'état d'esclaves. Elles se constituèrent ainsi une clientèle locale plus ou moins exclusive et soumise.
Le pouvoir de ces familles semble avoir été plus judiciaire et exécutif que politique au sens socio-économique du terme. Les charges importantes étaient alors distribuées par l'aristocratie et pour l'aristocratie. Aristote précise bien que "c'était d'après la noblesse et la richesse qu'on élisait les archontes " ( II,6). Ceux-ci au nombre de trois se voyaient adjugé le rôle de rendre la justice et de s'occuper des questions militaires, avec l'aide du Conseil de l'Aréopage. Nul doute que ces magistrats s'occupaient surtout des affaires concernant toute la cité (relations extérieures) : les problèmes minimes pouvaient être réglés par les grandes genè seules, sans faire appel à cette autorité supérieure que furent les archontes et le Conseil. Il est bien évident que très tôt des luttes entre les différentes factions aristocratiques, issues des particularismes locaux, eurent lieu pour le contrôle de ces magistratures.
C'est dans ce cadre politiquo-social que nous pouvons placer les Alcméonides, à la lumière des événements qui devaient suivre. En -636 ou -632 (voir plus loin l'essai d'une chronologie) Mégaclès était archonte, on peut en déduire qu'il appartenait à une famille déjà renommée et puissante. Sur quoi alors était basée cette importance du génos ? Nul doute que celui-ci était riche et influent. Nous pouvons supposer que les Alcméonides étaient établis dans une région du sud-ouest de l'Attique nommée Paralie. Cette information découle du fait qu'au sixième siècle le chef charismatique du gènos, Mégaclès, était qualifié par Hérodote et Aristote (Hdt I, 59 et Art XIII-4) de "chef de la faction des Paraliens ". Il ne semble pas s'agir de la Paralie au sens clisthénien du terme, c'est à dire toutes les zones littorales de l'Attique, mais une région plus réduite, comprise entre Phalère au nord et Lamptrai ( ou Anaphlystos ? ) au sud (voire note 2 en bas de page). Cette région n'avait pas de terres beaucoup plus fertiles que le reste de l'Attique ; on ne peut non plus avancer l'argument d'une zone favorisée aux échanges commerciaux ( puisque littorale ) car à cette époque cette activité était quasi inexistante. Par contre l'aire géographique désignée est proche du Laurion, que l'on sait receler des gisements argentifères. De là à voir dans la fortune des Alcméonides une relation de cause à effet , il y a cependant un fossé à ne pas franchir trop précipitamment : nous ne sommes qu'au septième siècle. Mais c'est là une hypothèse à envisager.
Voilà donc qui devaient être les Alcméonides vers 640 : une famille noble, riche et puissante, suffisamment pour voir l'un des siens arriver à la magistrature d'archonte. Une famille très certainement en rivalité avec les autres grands genè de l'Attique, mais que des causes communes pouvaient rapprocher. En effet nous avons dit plus haut qu'Athènes n'était qu'une puissance mineure, que tous ses territoires de l'époque classique n'étaient pas encore acquis notamment Salamine. En fait nous savons que la cité était en guerre contre sa voisine Mégare pour la possession de l'île (Hérodote I, 59) . Nul doute que Mégaclès et ses frères avaient pris les armes pour défendre leur cité et prendre le territoire disputé . Nul doute non plus que certains aristocrates voyaient dans l'affrontement d'Athènes et de Mégare une occasion à saisir pour prendre le pouvoir dans la cité de Thésée.Ce fut sans doute le cas d'un jeune homme, dont les actes devaient bouleverser l'histoire d'Athènes et en parallèle celle des Alcméonides ....
Note 1 : au sujet de la fin des Mycéniens , lire La seconde fin du monde : Mycènes et la mort d'une civilisation , H.Van Effenterre ,Hespérides , Toulouse 1974 ; ainsi que " L'invasion dorienne a-t-elle eu lieu ? " , article de Annie Schnapp-Gourbeillon paru dans L'Histoire n°48 , septembre 1982 , et présenté dans L'Histoire : la Grèce ancienne, Coll. Point , Seuil 1986 - retour au texte
Note 2 : 2- voir carte de l'Attique ( après les réformes de Clisthène ) dans la partie "Illustrations" : la Paralie des Alcméonides pourrait être constituée des trittyes d'Eonymon , Phalère , Alopécé , Aixoné , Lamptrai et Anaphlystos ( respectivement A1 , A9 , A10 et B7 , B1 et B10 ) ; voir à ce sujet Bicknell , p.74 " Where did the Alcmeonids live ? " (bibliographie). - retour au texte